La jetée de Chris marker – appel à vivre le présent ou vision d’un futur délabré ?

La jetée film de chris marker

La Jetée de Chris Marker est un film qui s’ancre dans un 20ème siècle guerrier et destructeur avec la crise des missiles de Cuba, les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki ainsi que la guerre froide.

Toutefois, lors de cette période en France, le progrès représente tout de même l’espérance de la population. Venant de s’achever, la Jetée de l’aéroport d’Orly était le lieu d’observation des avions par les familles parisiennes. Après la sortie du film, l’aéroport d’Orly devint le monument le plus visité de la France.

Ainsi, les premiers photogrammes de la Jetée de Chris Marker furent réalisés dans ce cadre moderne et insouciant. Adoptant une forme de cinéma assez particulière, c’est sa seule œuvre qui ne soit pas un documentaire. De par l’utilisation de photogrammes et d’un seul plan filmé, Chris Marker donne un caractère spécial à son œuvre, le rendant inclassable. Un véritable ovni du 7ème art qui questionne ce qu’est le film de la même manière que Marcel Duchamp questionnait ce qu’est l’Art.

60 ans après sa sortie en salle, le réchauffement climatique, la pollution de l’air, des sous sols, des océans nous fait voir son oeuvre d’un autre regard. Ce film de Chris Marker, représente-t-il un appel à vivre le présent ou une vision d’un futur délabré ?

Histoire résumée de la Jetée de Chris Marker

La Jetée de Chris Marker est un film dont le protagoniste est marqué par une image d’enfance. C’est l’histoire d’un petit garçon s’aventurant sur la Jetée de l’aéroport d’Orly. Ce dernier était témoin d’un drame qu’il ne comprit pas à l’instant. Il vit un homme nommé Davos Hanich, tombé sous les yeux d’une femme.

En outre, ce n’est que plus tard qu’il comprit que ce qu’il voyait n’était que la mort d’un homme. En ce moment, la 3e Guerre Mondiale était aux aguets et finit par éclater. L’humanité n’avait d’autres choix que de se réfugier sous terre. C’est dans ce monde souterrain que le protagoniste fut utilisé par des médecins Allemands comme cobaye.

En effet, ces derniers menaient des expériences consistant à explorer les voyages dans le temps dans le but de survivre à cette hécatombe atomique. Ces voyages temporels débutèrent d’abord dans le passé puis s’acheminèrent vers le futur. Il faut préciser que le protagoniste fut choisi en raison de sa mémoire exceptionnelle.

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Chris Marker portant des lunettes de soldat du temps pendant le tournage de « La Jetée »

Néanmoins, il a perdu petit à petit le fil et souffre du passage d’une temporalité à une autre. Lors du voyage temporel dans le passé, le protagoniste se rapprocha d’une femme nommée Hélène Châtelain. Il l’a rencontré premièrement aux Tuileries puis au Jardin des Plantes et depuis, ils se revoyaient régulièrement.

Ensuite, vinrent les voyages temporels en direction du futur qui sont assez maîtrisés. Invité par ses hôtes à rester dans cette temporalité, le protagoniste préfère retourner dans le passé auprès de son amour. Il réclamait le monde de son enfance.

Par ailleurs, à l’aéroport d’Orly, le couple était sur le point de se revoir quand l’homme fit abattu par l’un de ses gardiens du présent. Le souvenir étrange de la Jetée que le protagoniste avait, n’était donc rien d’autre que celui de sa propre mort. Il faut noter que les souvenirs ne pouvaient pas être distingués des autres moments. C’est seulement par la suite, qu’ils arrivèrent à se reconnaître à travers leurs cicatrices.

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L’affiche du film « La jetée » de Chris Marker

Voir le film « La jetée »

Le film de Chris Marker, de 28 minutes, réalisé en 1962, a été publié sur youtube :

Caractéristiques de la Jetée de Chris Marker

La Jetée est un film composé d’une succession de photos retravaillées pour la plupart et réalisées au Pentax 24 x 36. Très soignée, la composition des photos est faite de sorte à avoir un effet cinématographique quand elles se succèdent.

De plus, il faut noter que presque toutes les images du film sont immobiles. En effet, toutes le sont sauf un unique et court plan filmé sur Hélène Châtelain qui ouvrait un œil dans son sommeil. Certains photogrammes passent lentement tandis que d’autres passent si vite qu’ils provoquent un effet de fondu.

En parlant de la vitesse de passage des photogrammes, il convient de noter que c’est la bande-son qui fait le rythme du film. Elle se charge d’alterner la voix de Jean Négroni qui lisait le texte de Chris Marker, la musique, la composition de Trevor Duncan et l’image. Cette dernière intervient seulement en troisième position pour représenter la référence à cette intelligence verbale.

Ainsi, il faut noter que c’est la beauté sonore qui est l’élément primordial ici. De plus, c’est à partir d’elle que l’esprit doit sauter à l’image. Autrement dit, le montage se réalise de l’oreille à l’œil. Chris Marker à travers son texte sur le Pathéorama montre qu’il est passionné par les débuts de cinéma. Cela explique pourquoi, à l’exception du plan filmé, il montre que le cinéma est d’abord de l’image en mouvement, en ignorant volontairement les 24 images par seconde.

Fascinant, la Jetée de Chris Marker représente une archéologie du cinéma. À cet effet, le monde souterrain est comme une chambre noire au sein de laquelle défilent les images. Aussi, les différentes temporalités sont liées et le temps est non linéaire. Pour assurer une continuité face aux paradoxes du temps vécu et de la mémoire, le récit est organisé par l’image. C’est ainsi que les propos implicites de la Jetée de Chris Maker sont illustrés grâce à la forme de photo-roman choisi.

Tel est un souvenir partiel et sélectif de la conscience, la mémoire est imparfaite et représente une image et non 24 par seconde. Les dernières photographies qui marquent le film, montre la chute de l’homme mourant sur la jetée avec ses mouvements brusques et irréguliers. Cela rappelle aussi le travail de Muybridge et la Chronophotographie.

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Analyse et Critique de la Jetée de Chris Marker

Le film de Chris Marker est une fiction poétique qui porte sur le souvenir, la mémoire et fait intervenir le temps et l’espace. Au cours de celui-ci, la possibilité de l’oubli est présentée comme la condition du bonheur et l’unique voie menant vers le temps retrouvé. Cela correspond à la citation de Nietzsche dans les Considérations inactuelles : « Il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, … mais il est encore impossible de vivre sans oubli ».

Le temps contre L’espace

Inquiétude, insalubrité et confinement sont les maîtres-mots qui caractérisent l’espace. La mort était omniprésente. Les différentes expériences conduisaient à la déception, la mort de certains et la folie d’autres. La narration est alors accompagnée d’une image d’un couloir vide, pas assez éclairé ayant une issue inconnue.

Tout au long de la Jetée de Chris Marker, la différence entre les dominants et les dominés était très nette. Ici, les expériences menées avaient pour but de sauver le présent en faisant voyager dans le temps, des émissaires pour faire appel au passé et à l’avenir. Cependant, l’esprit humain subissait un grand choc. En effet, se réveiller dans un autre temps était une sorte de seconde naissance, mais sous forme adulte.

Par ailleurs, dans les souterrains, les rois étaient la peur et la mort. De plus, le progrès en ce moment, ne procurait pas vraiment de bien-être. En effet, les scientifiques étaient à l’image des rats vivant dans ces galeries, ayant pour but, la colonisation d’un espace futur. Aussi, ils apparaissaient comme des hommes des cavernes éloignés de la vérité se trouvant à l’extérieur. Cette dernière n’est désormais plus accessible, car elle est déjà détruite par le progrès et la science.

Ainsi, si le monde « idéal » ainsi que la vraie réalité n’existent plus à l’extérieur et donc dans l’espace, il convient de les chercher dans le temps. De ce fait, la dimension souterraine se superpose à celle du temps. Cette dernière représente le lieu de la vie, de la liberté et de la connaissance. A contrario, celle des souterrains représente un lieu de destruction, de mort et de la perte de savoir.

En outre, la vérité se trouverait donc dans le temps et non dans l’espace, plus particulièrement dans les souvenirs. Les premières images montrent que le sujet d’expérience qui réussit à traverser les couloirs du temps est heureux. Il peut s’agir notamment de : une vraie chambre, de vrais enfants, un matin du temps de paix, de vrais chats, etc.

Le progrès : sauveur ou destructeur ?

Toutes ces expériences remettent en question la vocation du progrès et font penser aux théories de Max Webber. En effet, dans son ouvrage « Le Savant et le Politique », ce dernier explique que la possibilité d’un nouveau progrès peut toujours être envisagée. Cela l’est d’autant plus pour ceux qui vivent dans le progrès. Cela est dû au fait qu’ils soient mis dans le mouvement d’une civilisation s’enrichissant continuellement de savoirs, de pensées et de problèmes.

Quel serait donc le but du progrès dans l’ensemble de la vie humaine et sa valeur ? Il faut rappeler ici que la bombe atomique et les ravages de la Seconde Guerre mondiale sont des symboles du progrès. Ces derniers ayant détruit toute possibilité de vie à la surface de la Terre, une question se pose : de quelle manière le progrès peut-il encore donner du sens à la vie ?

Dans cette vie souterraine, le sens est inexistant et les hommes, plongés dans l’infini, espèrent obtenir de l’aide depuis le passé et le futur. Ici, il y a donc inversement du mythe platonicien : la seule réalité des prisonniers du monde souterrain, n’est que ce théâtre de lumière artificielle et d’ombre. Aussi, la personne qui réussira à s’en échapper par le temps ne le fait que par contrainte.

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Possibilité de se libérer par l’imaginaire

Sortir à la surface à l’aide du temps étant une possibilité, les sujets d’expérience sont ceux dotés d’images mentales vraiment fortes. Selon Chris Marker, ces sujets, étant en mesure d’imaginer ou de rêver d’un autre temps, seraient peut-être en mesure de s’y réintégrer.

En outre, l’espace, le temps ainsi que l’image sont reliés et les images mentales sont composées de souvenirs. C’est ainsi que le protagoniste a été marqué par une image d’enfance et une image assez violente : celle d’un visage de femme et d’un homme qui meurt subitement sur la Jetée de l’aéroport d’Orly.

Toutefois, le souvenir est remis en cause : le protagoniste se demanda s’il avait réellement vu le visage de la femme, une image du temps de paix ou si c’était juste une création afin d’étayer le moment de folie qui allait venir. Ici, la Jetée devient un opposant du monde souterrain, de par l’envol et la liberté qu’elle propose.

De même, elle s’oppose aux souterrains de par l’insouciance et la légèreté du temps passé, de paix, ou d’enfance auquel elle renvoie. L’espace dans le présent étant détruit, le temps représente la seule dimension encore intacte. L’image et la vision permettent à l’homme de quitter le souterrain par l’imaginaire : c’est le pouvoir d’évocation du passé.

De l’imaginaire à la mort

Recréant un temps passé subjectif, l’homme voit son histoire devenir intemporelle et à l’instar d’une photographie, sa mémoire est pensée en termes d’espace. Cependant, bien qu’il puisse voyager dans le temps, cet homme est précipité vers sa propre mort. De par la photographie, Roland Barthes, à travers la Chambre claire, exprime son envie d’entourer de ses propres bras ce qui est mort et ce qui va mourir.

En outre, l’image non animée est tout d’abord spectrale et est capable de contenir toutes les étapes de la vie d’un homme. Poursuivant sa route, le philosophe Roland Barthes considère la photo comme de précieux outils : le studium et le punctum. Le studium englobe toutes les informations que la photo transmet tandis que le punctum, c’est la présence brute capable d’affecter sans pour autant signifier.

Le film la Jetée de Chris Marker est alors une poétisation de l’image dont la valeur esthétique est signifiante. Cette dernière est comprise dans la conjonction de son affirmation formelle. Afin d’ouvrir en elle un nouveau sens et mode de présence, l’image ne devra plus être la simple représentation de quelque chose. Ainsi, le film naquit dans les images mentales de l’homme anonyme, ayant une fonction de libération, d’accès à une nouvelle temporalité et un nouveau monde.

Contrairement aux attentes, la Jetée de Chris Marker fait apparaître l’horizon de la mort que donne l’homme mystérieux portant des lunettes noires. À ce niveau, le spectateur comprit au final qu’il s’agit de l’homme cobaye anonyme du monde souterrain. Le protagoniste du film, comprit qu’il ne pouvait pas s’évader du temps.

De même, il comprit que ce moment d’enfance qui lui avait été donné et qui ne cessait de l’obséder était celui de sa propre mort. À force de trop vouloir atteindre ce souvenir d’enfance obsessionnel, le protagoniste mourut en se sachant prisonnier d’une boucle temporelle très grande.

Renaissance de la mémoire et réapprentissage

En partageant le temps en plusieurs parties, Chris Maker fait appel au souvenir et aux manifestations de l’inconscient. Les images, se succédant lentement puis rapidement, se rejoignant et s’animant presque semblent donner la vie aux souvenirs. Ensuite, viennent la renaissance de la mémoire et aussi celle du cinéma par la même occasion.

Pour finir, il convient de noter que tout ce qui était facilement compréhensible et accessible s’avère au final inaccessible, indescriptible et lointain. À l’instar du protagoniste, le spectateur devra passer par un réapprentissage pour retrouver ses marques et au final comprendre à nouveau le monde.

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